Véra (Sergeant Bertrand) dans Le Figaro Livres: L’ange et le possédé
Le Figaro Livres
L’ange et le possédé
Astrid de Larminat
Un grand roman russe dont le héros est un mari torturé par le démon de la jalousie.
Un jour, un homme entre dans l’appartement de Nikolaï, un petit deux-pièces de l’époque kroutchevienne qu’il partage avec sa femme, Véra. Souriant, bien mis, l’homme vient rendre visite à Véra. Ils se parlent à voix basse, il lui embrasse furtivement les deux mains. Nikolaï les surprend mais se tait. Sergent Bertrand, c’est le nom du visiteur, revient, deux fois, trois fois. Nikolaï n’en peut plus. Il interroge sa femme, qui nie, ne comprend pas de quoi il parle. Alors Nikolaï frappe. « Véra pleurait et lui se retenait de toutes ses forces pour ne pas la frapper encore. En serrant les dents, il se contenta de la tirer par les cheveux et réussit à la relever. Elle était si belle. Il l’aimait tant. Si seulement, ne fût-ce qu’un instant, elle pouvait se représenter l’infinie douleur de son amour pour elle. »
Alexandre Skorobogatov force le lecteur à changer ses habitudes compassionnelles. Il le place d’emblée dans la peau et dans la tête d’un mari qui tabasse son épouse, en réalité parfaitement innocente. Du grand art : saisi d’effroi, on souffre néanmoins avec le bourreau de cette toute jeune femme, désarmante de bonne foi, de patience et de douceur, qui n’a qu’un défaut : sa beauté, une beauté céleste, qui affole les mauvais instincts.
Une beauté dangereuse
Comédienne, Véra passe ses journées au théâtre. Son salaire fait vivre le ménage. Nikolaï reste seul chez lui, il boit. Il est à la torture, en attendant le retour de sa femme, imaginant le pire. Parfois, Sergent Bertrand apparaît et lui tient compagnie. Oui, car en fait, depuis le début, c’est lui et non Véra que Sergent Bertrand vient visiter… Il parle à Nikolaï de sa femme, évoque sa beauté dangereuse. Il a la bouche humide, et il rit, il rit. Plus le roman avance et s’enfonce dans les ténèbres intérieures du personnage, plus ce rire devient envahissant, comme si le monde entier était une farce atroce.
Bien sûr, Nikolaï est fou. Il a quelques circonstances atténuantes : enfant, il fut témoin du meurtre d’une lycéenne dont il était amoureux ; lui-même a semble-t-il provoqué la mort de son fils… Il est fou, mais ses hallucinations finissent par se réaliser. Du moins, c’est ce que nous fait croire l’auteur qui glisse sans cesse d’un récit de vision ou de rêve à celui de la réalité, manipulant le lecteur comme Sergent Bertrand le pauvre Nikolaï. On en vient à ne plus chercher à distinguer le réel de la fantasmagorie. Cette distinction-là s’avère d’ailleurs secondaire. Le combat du mal contre le bien passe au premier plan. Le roman devient le lieu d’une dramaturgie dont Nikolaï et Véra ne sont que les jouets, un théâtre d’âmes mortes qui errent sur la terre, cherchant des proies parmi les vivants, de préférence parmi les plus désarmés, les garçons blessés, les jeunes femmes angéliques. Avec ce beau roman tragique, Skorobogatov, 45 ans, s’inscrit dans la grande tradition russe.
Astrid de Larminat, Le Figaro Livres, 14/05/2009
Véra d’Alexandre Skorobogatov, traduit du russe par Dany Savelli Autrement, 118 p., 14 €.